Un jour pas si lointain, j’ai visité une personne alitée. Une femme, peut-être de mon âge. On m’a dit qu’elle était là depuis des mois, allongée sur son lit d’hôpital, dans un état végétatif, c’est à dire que en dehors de ses yeux aucun autre signe de vie n’était visible. C’était une première fois pour moi. Elle avait les yeux ouverts, le regard fixé sur le mur devant elle, de grands yeux bleus-océan. Je l’ai longuement regardée, ses yeux me captivaient, mais elle me voyait-elle ? La soignante qui m’avait confié cette visite, m’a demandé de lui parler comme si elle pouvait m’entendre. Lorsque je me suis retrouvée seule avec elle, debout à côté de son lit, j’ai d’abord hésité, je n’avais pas peur, mais je me sentais démunie, privée de mes propres facultés relationnelles, je n’arrivais pas à lui parler, à faire semblant de lui raconter des histoires, que je savais qu’elle ne comprendrait sans doute pas. Mais personne ne peut vraiment savoir. J’ai alors laissé le silence remplir l’espace et j’ai attendu. Mes lèvres restaient soudées.
Le premier mouvement que j’ai osé, a été de me pencher vers elle pour lui caresser la main, comme pour lui signaler que j’étais là, attendant peut-être un signe, un tout petit. Mais rien ne s’est produit. J’ai accueilli son immobilité comme un signe d’accord. Elle n’a pas retiré sa main. Je me suis autorisée à longuement caresser sa main, le contact de nos peaux était si doux. Cette agréable sensation m’a donné du courage. Marie était bien vivante, cette chaleur disait que la vie circulait dans son corps à l’apparence inerte, le sang coulait dans ses veines, son cœur battait, tout comme le mien. Nous étions unies à cet instant précis, dans la vie, par la vie.
Puis doucement, sans la chercher, est montée en moi une petite mélodie enfantine « une chanson douce que me chantait ma maman » . Elle a débordé de mes lèvres d’abord dans un chuchotement puis je me suis mise à fredonner. Les deux beaux yeux dans le lointain ont légèrement cligné, à peine, à moins que je ne l’ai imaginé ! C’est ce que j’ai cru percevoir, quelque chose avait changé dans le regard de Marie ! Cela a suffi pour que ses yeux et les miens ne se quittent plus, comme rivés, soudés entre eux. J’étais scotchée sur place, incapable de bouger, de regarder ailleurs, sentant sa main tiède toute molle mais vivante, sous la mienne.
Je n’ai pas senti le temps s’écouler. Dix minutes, vingt minutes ? Je continuais à chanter en boucle la même petite musique qui nous mettait en relation toutes les deux et qui ouvrait en moi une dimension que je ne saurais et que je ne veux pas nommer. Que se passait-il à l’intérieur de la tête de Marie ? A l’intérieur de son corps tiède ? Ce mystère appartient à Marie. Ce que je sais c’est que nous étions reliées. Une relation bien réelle et pourtant sans réalité apparente dont je ne détenais ni le protocole de soin, ni les effets visibles.
Une relation qui se passe de mots. Quelques signes suffisent pour toucher à l’invisible, pour être vivant.es.
« Lorsque nous sommes à deux dans un espace, nous sommes quatre corps : 2 corps visibles et 2 corps mémoire« . René Descartes
Dans son livre « Le pansement Schubert « Claire Oppert écrit :
« La musique est vibration.
L’instrument et le chant vibrent, enveloppent,
pénètrent le corps qui hurle.
Dans l’éprouvé de la cette dynamisation,
le passé frissonnant affleure,
Ruisseaux délicats ou torrents impétueux,
charriant ses émotions enfouies.
Dans cette résonnance, le sentiment de l’existence
prend la saveur pleine et fruitée
du temps de l’enfance.
Le temps d’une vocalise. «
Les sons ont une vertu thérapeutique, ils sont les pansements de l’âme.